CHAPITRE SEPT

C’était la grande aventure de son existence. Rien ne pourrait jamais l’égaler, elle le savait déjà. Mais le plus étonnant était peut-être qu’elle se déroulât en plein Londres, à midi, dans ces rues tapageuses qu’elle connaissait depuis toujours.

Cette ville vaste et crasseuse ne lui avait jamais semblé magique auparavant. Et pourtant c’était ainsi qu’elle lui apparaissait aujourd’hui. Et lui, comment la percevait-elle, cette métropole gigantesque avec ses hautes bâtisses de brique, ses automobiles et ses tramways bruyants, ses hordes de fiacres et de cabs qui encombraient chaque rue ? Que pensait-il de ces réclames omniprésentes, ces panneaux de toutes tailles qui proposaient produits et services ? Les trouvait-il laids, ces grands magasins sinistres où s’entassaient des vêtements prêts à porter ? Quelle impression lui procuraient ces petites boutiques où la lumière électrique brûlait toute la journée parce que les rues étaient trop enfumées pour laisser passer la clarté solaire ?

Cette ville, il l’aimait, il la prenait dans ses bras. Rien ne l’y effrayait, rien ne lui paraissait repoussant. Il descendait du trottoir pour poser la main sur le capot des automobiles. Il escaladait les escaliers étroits des omnibus afin de découvrir le monde depuis l’impériale. Au bureau du télégraphe, il s’attardait devant la jeune secrétaire à sa machine à écrire. Et elle, charmée par ce géant aux yeux bleus, s’écartait pour le laisser frapper les touches, ce qu’il faisait, et il écrivait des phrases latines qui lui tiraient des éclats de rire.

Julie l’entraîna aux bureaux du Times. Il devait voir les presses géantes, sentir l’odeur de l’encre, entendre le bruit assourdissant qui emplissait les salles. Il devait établir le lien entre toutes ces inventions, il devait en comprendre la simplicité.

Elle le voyait envoûter les gens partout où il se rendait. Les hommes et les femmes lui rendaient hommage comme s’ils comprenaient qu’il était de nature royale.

Elle avait tant de questions à lui poser, tant de concepts à lui expliquer. Lui exposer des abstractions, tâche qu’elle redoutait, fut facilité par le fait qu’il apprenait l’anglais à toute allure.

« Le nom ! lui disait-il dès qu’elle interrompait son commentaire incessant. Une langue est faite de noms, Julie. Le nom des gens, des choses, de ce que nous éprouvons. » Il se frappait la poitrine en prononçant ces mots. Au milieu de l’après-midi, les mots latins quare, quid, quo et qui avaient totalement disparu de son vocabulaire.

« L’anglais est ancien, Julie. La langue des barbares de mon époque, désormais pleine de mots latins. Tu entends le latin ? Comment cela, Julie ? Explique-moi !

— Il n’y a aucun ordre dans ce que je t’enseigne », lui répondit-elle. Elle voulait lui expliquer l’imprimerie, faire le lien avec la frappe des monnaies.

« Je trouverai un ordre plus tard », l’assura-t-il.

Il était trop occupé à visiter les boutiques des boulangers et des gargotières, des cordonniers et des modistes, à s’étonner des ordures jetées dans les ruelles, à regarder les paquets de papier portés par les gens ou les robes des femmes.

À admirer les femmes aussi.

Si ce n’est pas cela le désir, je ne connais rien au caractère humain, se dit Julie.

Elle l’amena chez un libraire. Elle lui montra le nom des auteurs anciens, Aristote, Platon, Euripide et Cicéron. Il s’étonna des gravures d’Audrey Beardsley.

Les photographies l’enchantaient positivement. Julie l’entraîna dans un petit studio pour qu’il se fasse tirer le portrait. Son plaisir avait quelque chose d’enfantin. Le plus étonnant était, selon lui, que même les pauvres de cette grande ville pouvaient détenir de telles images d’eux-mêmes.

C’est cependant lorsqu’il assista à une projection d’images animées qu’il fut littéralement stupéfait. Dans la petite salle bondée du cinéma, il avait le souffle court et tenait la main de Julie tandis que des figures géantes et lumineuses couraient sur l’écran tendu devant eux. Il repéra le rayon du projecteur et le suivit jusqu’à la cabine du projectionniste, dont il ouvrit la porte sans hésitation. Le vieil homme céda à son charme et ne fut pas long à lui expliquer les détails de tout le mécanisme.

Enfin, ils pénétrèrent dans la caverne immense et sombre de Victoria Station, et les locomotives puissantes et haletantes le clouèrent sur place d’étonnement. Puis il s’en approcha sans crainte et toucha les parois de métal et les roues démesurées. Derrière un train qui partait, il posa les pieds sur les rails pour en sentir les vibrations. Émerveillé, il contemplait la foule.

« Des milliers de personnes, transportées d’un bout à l’autre de l’Europe, cria-t-elle pour se faire entendre. Des voyages qui demandaient plusieurs mois ne prennent à présent que quelques heures.

— L’Europe, murmura-t-il. D’Italia à Britannia.

— Les trains montent sur des navires qui traversent les mers. Les pauvres des campagnes peuvent venir dans les villes. Tous les hommes connaissent la ville, comprends-tu ? »

Il hocha gravement la tête. Il lui pressa la main. « Pas de hâte, Julie. Tout sera compris en son temps. » À nouveau l’éclat de son brillant sourire, la chaleur soudaine de l’affection qu’il lui portait et qui la faisait rougir et détourner les yeux.

« Les temples, Julie. Les maisons des deus… di.

— Des dieux. Mais il n’y en a plus qu’un maintenant. Un dieu unique. »

Incrédulité. Un seul dieu ?

L’abbaye de Westminster. Ils marchèrent sous les voûtes élevées. Quelle splendeur ! Elle lui montra le cénotaphe de Shakespeare.

« Ce n’est pas la maison de Dieu, lui expliqua-t-elle, mais l’endroit où nous nous rassemblons pour lui parler. » Comment lui expliquer le christianisme ? « L’amour fraternel, dit-elle. C’est là son fondement. »

Il la regarda sans bien comprendre.

« L’amour fraternel ? » Enthousiasmé, il regarda les gens autour de lui. « Ils croient à cette religion ? demanda-t-il. Ou est-ce par habitude ? »

En fin d’après-midi, il parlait de manière cohérente, par paragraphes entiers. Il lui dit qu’il aimait l’anglais. C’était une langue propre à la pensée. Le grec et le latin étaient excellents pour la réflexion, mais pas l’égyptien. Chaque fois qu’il avait appris une langue, il avait amélioré sa capacité de compréhension. Le langage rendait possibles toutes sortes de pensées. Ah, que le petit peuple de cette époque pût lire des journaux encombrés de mots ! Quelle devait être la pensée de l’homme du commun ?

« N’es-tu pas fatigué ? lui demanda Julie.

— Non, jamais fatigué, répondit-il, sauf dans le cœur et dans l’âme. Faim. Nourriture, Julie. Je désire beaucoup de nourriture. »

Ils gagnèrent la quiétude de Hyde Park et, en dépit de ses dénégations, il parut apaisé par les arbres intemporels qui se dressaient autour de lui, par la vision du ciel à travers les branches.

Ils trouvèrent un petit banc. En silence, il regarda les promeneurs. Ils avaient une telle façon de le dévisager, cet homme de puissante stature, à l’expression si fière et si conquérante ! Se savait-il beau ? se demanda-t-elle. Savait-il que le moindre effleurement de sa main lui causait un frisson qu’elle feignait d’ignorer ?

Oh, tant de choses à lui montrer. Elle le conduisit aux bureaux de la Stratford Shipping en faisant des vœux pour que personne ne la reconnaisse et elle le fit monter dans l’ascenseur de fer forgé. Elle appuya sur le bouton du dernier étage.

« Des cordes et des poulies, lui expliqua-t-elle.

— Britannia », dit-il à voix basse quand ils furent sur le toit de l’immeuble. Ils écoutèrent les cris des sifflets des usines, le tintement des clochettes des tramways. « America, Julie. » Il la prit par les épaules et la serra doucement. « Combien de jours par bateau mécanique jusqu’en America ?

— Dix jours, je crois. On pourrait être en Égypte en moins de temps que cela. Le voyage d’Alexandrie ne prend que six jours. »

Pourquoi avait-elle dit cela ? Son visage s’assombrit. « Alexandrie, murmura-t-il en reprenant l’intonation de Julie. Alexandrie existe toujours ? »

Elle le ramena à l’ascenseur. Tant de choses à voir. Elle lui expliqua qu’Athènes existait toujours, et Damas, et Antioche. Et Rome, bien sûr, Rome était toujours là.

Une idée folle lui traversa l’esprit. Elle héla un cab et dit au cocher : « Chez Madame Tussaud. »

Tous les personnages costumés de ce musée de cire. Hâtivement, elle lui expliqua qu’il s’agissait d’un panorama de l’histoire. Elle lui présenterait les Indiens d’Amérique, elle lui montrerait Genghis Khan et le Hun Attila – ces conquérants qui avaient semé la terreur en Europe après la chute de Rome.

Ils n’étaient au musée de cire que depuis quelques instants quand elle se rendit compte de l’erreur qu’elle avait commise. Le visage de son compagnon se décomposa à la vue des soldats romains. Il reconnut instantanément le personnage de Jules César. Avec une certaine incrédulité, il découvrit la Cléopâtre égyptienne, poupée de cire qui ne ressemblait en rien au buste qu’il chérissait ou aux pièces qu’il détenait toujours. Son identité était pourtant indiscutable : sur sa couche dorée, elle approchait de son sein le serpent qui lui serait fatal. Raide et sans caractère particulier, Marc Antoine se tenait derrière elle en tenue militaire romaine.

Le visage de Ramsès se colora. Une flamme sauvage éclairait son regard lorsqu’il se tourna vers Julie, puis il déchiffra à nouveau les panonceaux d’explication.

Comment n’avait-elle pas pensé que ces personnages se trouveraient là ? Elle le prit par la main et l’entraîna au loin de cette vitrine. Il bouscula un couple de visiteurs. L’homme proféra des paroles menaçantes, mais Ramsès parut ne pas l’entendre. Il courait vers la sortie, et elle courait derrière lui.

Il paraissait calmé quand elle le rejoignit dans la rue. Il lui prit la main sans même la regarder et ils marchèrent lentement pendant quelque temps avant de s’arrêter pour voir des ouvriers du bâtiment au travail. Une grosse bétonneuse tournait. Des coups de marteau résonnaient entre les murs.

Un sourire quelque peu amer se dessina sur les lèvres de Ramsès. Julie héla un fiacre.

« Où allons-nous maintenant ? lui demanda-t-elle. Dis-moi ce que tu veux voir. »

Il ne pouvait détacher les yeux d’une mendiante en haillons qui tendait la main aux passants.

« Les pauvres, dit-il. Pourquoi les pauvres sont-ils toujours là ? »

Ils marchèrent en silence dans les rues pavées. Le linge accroché entre les maisons leur cachait le ciel gris et mouillé. La fumée du repas du soir emplissait les ruelles. Le visage sale, les pieds nus, des enfants les regardaient passer.

« Toute cette richesse ne peut donc pas aider ces gens ? Ils sont aussi pauvres que les paysans de mes domaines.

— Certaines choses ne changent pas avec le temps, lui dit Julie.

— Et ton père ? C’était un homme riche ? »

Elle acquiesça. « Il a fondé une grande compagnie maritime – ses navires transportent les marchandises des Indes et de l’Égypte jusqu’en Angleterre et en Amérique. Ils font parfois le tour du monde.

— Pour cette richesse, Henry a essayé de te tuer, comme il a tué ton père dans le tombeau. »

Julie avait le regard fixe. Il lui semblait que ses paroles viendraient à bout du peu de maîtrise de soi qu’il lui restait. Cette journée, cette folle aventure l’avaient portée à des sommets, et voici qu’elle se sentait retomber. Henry a tué père. Il lui était quasi impossible de parler.

Ramsès lui prit la main.

« Il aurait dû y avoir assez de richesses pour nous tous, dit-elle d’une voix brisée. Assez pour moi, pour Henry, pour le père de Henry.

— Pourtant ton père a cherché des trésors en Égypte.

— Non, pas des trésors ! Il cherchait des traces du passé. Tes écrits avaient plus d’importance pour lui que les bagues que tu portes aux doigts. L’histoire que tu as racontée, pour lui c’était un trésor ! Cela et le cercueil décoré, parce que c’étaient des choses pures, des témoignages de ton époque.

— L’archéologie, dit Ramsès.

— Oui. » Elle sourit malgré elle. « Mon père n’était pas un pilleur de tombeaux.

— Je te comprends. Ne te mets pas en colère.

— C’était un universitaire, dit-elle avec plus de douceur. Il avait tout l’argent qu’il voulait. S’il a commis une erreur, c’est de confier sa société à son frère et à son neveu, mais il les payait bien. »

Elle s’arrêta de parler. Elle se sentait très lasse. Son euphorie n’avait pu effacer son inquiétude, et ses souffrances ne faisaient que commencer.

« Il doit y avoir une explication, dit-elle.

— Oui, la cupidité. C’est l’explication pour tout. »

Par la vitre du fiacre, il regardait les fenêtres crasseuses et brisées. Des odeurs ignobles s’élevaient des caniveaux. L’odeur de l’urine et de la déchéance.

Elle-même ne s’était jamais rendue dans cette partie de Londres. Cette promenade l’attristait et exacerbait sa douleur.

« Cet Henry devrait être arrêté, dit Ramsès d’une voix forte. Avant d’essayer de te faire à nouveau du mal. Et la mort de ton père, tu veux sûrement la venger.

— Mon oncle Randolph en mourra s’il apprend ce qui s’est passé. S’il ne le sait déjà…

— L’oncle, celui qui est venu ce matin parce qu’il avait peur pour toi… il est innocent et il a peur pour son fils. Mais le cousin Henry est mauvais. Et le mal n’est pas réprimé. »

Elle tremblait. Les larmes lui étaient montées aux yeux.

« Je ne peux rien faire pour l’instant. C’est mon cousin, ma seule famille. Et si quelque chose doit être fait, ce le sera par un tribunal.

— Tu es en danger, Julie Stratford, lui dit-il.

— Ramsès, je ne suis pas une reine, je ne peux agir de mon propre chef.

— Mais moi je suis le roi. Je le serai toujours. Ma conscience peut porter ce poids. Laisse-moi agir quand je le jugerai bon.

— Non ! » Elle l’implora du regard. Il posa le bras sur elle et tendit la main comme pour l’enlacer. Elle ne bougea pas. « Promets-moi de ne rien faire. S’il arrive quelque chose, j’en porterai également le poids.

— Il a tué ton père.

— Tue-le et tu tueras la fille de mon père ! »

Il y eut un instant de silence. À quoi pensait-il ? Elle sentait le bras droit de Ramsès contre son bras gauche. Puis il l’attira à lui, ses seins contre sa poitrine, et il l’embrassa, forçant sa bouche à s’ouvrir. Une chaleur l’envahit. Elle leva la main comme pour le repousser et, malgré elle, ses doigts coururent dans ses cheveux. Elle le caressait délicatement, puis elle se retira, abasourdie.

Parler lui était impossible. Elle avait le visage empourpré et se sentait totalement offerte. Elle ferma les yeux. Elle savait que, s’il la touchait à nouveau, elle n’offrirait plus la moindre résistance. Elle allait se retrouver à faire l’amour dans ce fiacre si elle n’agissait pas sur-le-champ.

« Pour qui me prenais-tu, Julie ? lui demanda-t-il. Pour un pur esprit ? Je suis un homme immortel. »

Il voulut l’embrasser encore une fois, mais elle le repoussa de la main.

« Parlerons-nous encore de Henry ? » dit-il. Il lui prit la main et lui baisa les doigts. « Henry sait ce que je suis. Il a vu, parce que j’ai bougé pour te sauver la vie, Julie. Il a vu. Et il n’y a pas de raison de le laisser vivre avec cette connaissance, car il est le mal et mérite de mourir. »

Il savait qu’elle avait du mal à se concentrer sur les paroles qu’il prononçait.

« Henry s’est ridiculisé avec cette histoire, dit-elle, et il n’essaiera plus de me faire du mal. » Elle retira sa main et regarda par la vitre. Ils quittaient ce quartier sale et misérable, Dieu merci.

Il haussa les épaules d’un air pensif.

« Henry est un lâche », dit-elle. Elle se maîtrisait à nouveau. « Un épouvantable lâche. Ce qu’il a fait à père le prouve bien.

— Les lâches peuvent être plus dangereux que les braves, Julie.

— Ne lui fais pas de mal ! dit-elle en le regardant droit dans les yeux. Il faut s’en remettre à Dieu. Je ne peux être juge et partie !

— Voilà qui est digne d’une reine, dit-il, mais tu es plus sage que la plupart des reines. »

Il se pencha lentement pour l’embrasser. Elle savait qu’il lui fallait se détourner, mais elle ne le put pas. Elle se sentit encore une fois embrasée de l’intérieur.

Il lui sourit.

« Je suis l’hôte de ta cour, dit-il avec un geste de la main. Et tu es ma reine. »

 

Elliott n’eut pas la moindre difficulté à venir à bout de Rita. Bien qu’elle lui expliquât que sa maîtresse n’était pas là et qu’il lui faudrait revenir une autre fois, il entra dans la demeure et se dirigea vers le salon égyptien.

« Ah, tous ces merveilleux trésors, je n’aurai jamais assez de temps pour les examiner tous. Apportez-moi un verre de sherry, Rita. Je me sens un peu las. Je vais me reposer un instant avant de rentrer chez moi.

— Certainement, monsieur, mais…

— Du sherry, Rita.

— Bien, monsieur. »

La pauvre, comme elle avait l’air angoissé et pâle. Et cette bibliothèque, quel désordre ! Les livres traînaient un peu partout. Il regarda la table du jardin d’hiver. D’où il était, il voyait des dictionnaires et des piles de magazines posés sur les chaises.

En revanche, le Journal de Lawrence se trouvait sur le bureau, comme il l’espérait. Il l’ouvrit, vérifia qu’il s’agissait bien de ce qu’il cherchait et le dissimula sous son manteau.

Il regardait le cercueil de la momie quand Rita revint lui apporter son verre de sherry.

Il s’appuya sur sa canne et prit le verre, où il se contenta de tremper les lèvres.

« Je pense que vous ne me laisseriez pas voir la momie, n’est-ce pas ? dit-il.

— Mon Dieu, non, monsieur ! Je vous en prie, n’y touchez pas ! s’écria Rita, franchement paniquée. Le couvercle est très lourd, il ne faut pas essayer de le soulever.

— Voyons, vous savez comme moi qu’il est en bois assez mince et qu’il ne pèse pratiquement rien. »

La domestique était terrifiée.

Il sourit. Il prit un souverain dans sa poche et le lui tendit. Étonnée, elle secoua la tête.

« Non, prenez-le, mon enfant. Achetez-vous quelque chose avec. »

Avant même qu’elle trouvât à lui répondre, il prit le chemin de la sortie. Elle courut pour lui ouvrir la porte.

Il s’arrêta en bas des marches. Pourquoi n’avait-il pas profité de la situation ? Pourquoi n’avait-il pas soulevé le couvercle du cercueil royal ?

Son majordome, Walter, vint l’aider. Ce brave Walter, qui le secondait depuis son enfance. Il laissa Walter l’installer dans la voiture et se cala aux coussins avant d’étendre les jambes et de serrer les dents de douleur.

Eût-il été surpris de trouver le cercueil vide ? Non, en aucun cas. Mais il avait redouté de le constater par lui-même.

 

M. Hancock du British Museum n’était pas un homme patient. Toute sa vie durant, il avait tiré profit de sa dévotion à l’égard des antiquités égyptiennes pour rudoyer les autres et justifier sa grossièreté. Elle faisait partie de son caractère, de même que son amour sincère pour les reliques et les papyrus qu’il étudiait depuis si longtemps.

Il lut tout haut le gros titre aux trois personnages qui se trouvaient en sa compagnie.

« Une momie hante Mayfair ! » Il replia le journal. « C’est positivement dégoûtant. Le jeune Stratford est-il devenu fou ? »

Le personnage le plus âgé, assis juste de l’autre côté du bureau, se contenta de sourire.

« Henry Stratford est un ivrogne et un joueur invétéré. Quoi qu’il en soit, la momie n’est plus dans son cercueil !

— Nous avons laissé une collection inestimable dans une propriété privée, dit Hancock, et nous nous retrouvons avec un beau scandale ! Scotland Yard est sur les dents et les reporters de la presse à sensation campent dans la rue.

— Veuillez me pardonner, dit l’homme âgé, mais le problème de cette pièce volée est bien plus troublant.

— Oui, dit Samir Ibrahaim, mais je vous assure qu’il n’y avait que cinq pièces quand j’ai établi le catalogue de la collection, et personne n’a vu cette prétendue pièce volée.

— Il n’empêche que M. Taylor est un numismate de réputation, dit Hancock. Il est certain de l’authenticité de cette monnaie, et c’est Henry Stratford qui est venu la lui proposer.

— Stratford aurait pu la dérober en Égypte », dit l’homme âgé. Il y eut un murmure d’approbation parmi l’assistance.

« La collection devrait se trouver au musée, dit Hancock. Nous devrions être en train de procéder à l’examen de la momie de Ramsès. Le musée du Caire n’apprécie pas cette controverse. Quant à cette pièce…

— Messieurs, l’interrompit Samir, nous ne pouvons prendre de décision tant que nous n’aurons pas parlé à Mlle Stratford.

— Mlle Stratford est très jeune, dit Hancock avec hargne. Et son chagrin perturbe son jugement.

— Oui, dit l’homme âgé, mais je suis persuadé que nous n’oublions pas quelle fut la contribution de Lawrence Stratford à notre musée. Je pense que Samir a raison. Nous ne pouvons emporter cette collection tant que Mlle Stratford ne nous en aura pas donné la permission. »

Hancock regarda les journaux. « Ramsès sort de sa tombe, lut-il. Je n’aime pas cela.

— Il conviendrait peut-être de placer un autre garde, suggéra Samir. Peut-être même deux. »

L’homme âgé hocha la tête. « Excellente proposition. Mais n’oublions pas les sentiments de Mlle Stratford.

— Vous devriez peut-être lui rendre visite, dit Hancock en s’adressant à Samir. Vous étiez l’ami de son père.

— Très bien, monsieur, répondit Samir à voix basse. C’est ce que je ferai certainement. »

 

Le début de soirée, l’hôtel Victoria. Ramsès dînait depuis quatre heures du soir. Le soleil jouait alors à travers les vitres de couleur avant de tomber sur les tables parées de blanc. Il faisait sombre à présent ; des bougies brûlaient un peu partout ; les pales des ventilateurs tournaient avec lenteur et faisaient à peine remuer les frondaisons des palmiers dans leurs pots de cuivre.

Des serveurs en livrée apportaient plat après plat sans émettre le moindre commentaire, les sourcils levés toutefois alors qu’ils ouvraient la quatrième bouteille de vin italien.

Julie avait achevé son frugal repas depuis bien longtemps. Ils étaient en pleine conversation et les phrases anglaises coulaient avec autant de fluidité que le vin.

Elle avait montré à Ramsès comment se servir de l’argenterie, mais il ne voulait rien entendre. À son époque, seul un barbare eût enfourné ainsi la nourriture dans sa bouche.

Après avoir observé quelque temps les autres convives, il admit qu’« enfourner » n’était pas le mot qui convenait, et elle put entreprendre de lui montrer comment rompre le pain et découper les aliments avant de les placer sur la langue sans que les doigts ne vinssent toucher les lèvres.

Elle lui parlait avec passion de la Révolution industrielle.

« Les premières machines étaient assez simples, elles servaient à tisser, à labourer. C’est l’idée de machine qui est nouvelle.

— Oui.

— Si tu fabriques une machine pour faire une chose, tu peux en faire une plus parfaite pour en faire une autre.

— Je te comprends.

— Ce fut ensuite le tour de la machine à vapeur, de la voiture automobile, du téléphone, de l’aéroplane.

— Je veux faire cela, voler dans le ciel.

— Ne t’inquiète pas, nous volerons. Mais comprends-tu ce concept, cette révolution de la pensée ?

— Bien sûr. Je ne viens pas à vous, comme tu dis, de la dix-neuvième dynastie de l’histoire de l’Égypte, je viens à vous des premiers jours de l’Empire romain. Mon esprit est, comment dis-tu ? souple, adaptable. Je suis constamment en, comment dis-tu ? révolution. »

Quelque chose l’étonnait. Elle ne se rendit pas tout de suite compte de quoi il s’agissait. L’orchestre s’était mis à jouer, très doucement, et couvrait à peine le bruit des conversations. Ramsès posa sa serviette et contempla la salle de restaurant bondée.

Les doux accords de la valse de La Veuve joyeuse se faisaient maintenant pleinement entendre. Julie se tourna pour voir le petit ensemble à cordes installé de l’autre côté d’une piste de danse en bois vernis.

Ramsès se leva et se dirigea vers les musiciens.

« Ramsès, attends-moi. » Mais il ne l’écouta pas. Elle se précipita derrière lui. Chacun regardait cet homme de grande taille traverser la salle à grands pas et se planter devant l’orchestre comme s’il en était le chef.

Il était fasciné par les violons et la contrebasse. Le sourire lui revint quand il découvrit la grande harpe. Il avait l’air si heureux que la violoniste lui rendit son sourire et que le vieux contrebassiste parut amusé.

On dut le prendre pour un sourd-muet quand il posa les doigts sur le violoncelle, sursauta en en percevant les vibrations, et le caressa de nouveau.

Tout le monde le regardait, même les serveurs, visiblement inquiets. Mais personne n’osa poser de questions à ce gentleman si élégant, même lorsqu’il frissonna et plaqua les mains sur ses oreilles.

Elle le tirait par la manche. Il ne bougeait pas.

« Julie, quels sons ! murmura-t-il.

— Alors danse avec moi, Ramsès », dit-elle.

Personne d’autre ne dansait, mais quelle importance ? La piste était là, sous ses pieds, et elle avait envie de danser, plus que toute autre chose au monde.

Elle posa la main sur sa taille.

« Voici comment l’homme doit conduire la femme, dit-elle en esquissant les pas de la valse. En fait, ma main devrait se placer sur ton épaule. Mais laisse-moi faire, je vais te montrer…»

Ils tournaient de plus en plus vite. Ramsès suivait parfaitement et ne regardait pratiquement jamais ses pieds. Un autre couple se joignit à eux, puis un troisième, mais Julie ne les vit pas. Elle n’avait d’yeux que pour Ramsès. Elle vivait dans un tourbillon où se mêlaient les bougies et les pales dorées des ventilateurs, au-dessus de sa tête, le scintillement de l’argenterie et les flots de musique qui les entraînaient, toujours plus vite.

Il éclata de rire. « Julie, comme la musique versée d’un gobelet, comme la musique devenue du vin ! »

Ils exécutaient de petits cercles rapides.

« Révolution ! » s’écria-t-il.

Elle rejeta la tête en arrière et rit à son tour.

Et puis cela s’arrêta. Il fallait bien un final. Elle savait que c’était fini, qu’il allait l’embrasser. Mais il hésita. Il vit les autres couples se retirer et la prit par la main.

« Il est temps de partir », dit-il.

La nuit était froide et brumeuse. Elle donna la pièce au portier pour qu’il leur trouve un fiacre.

Ramsès faisait les cent pas sur le trottoir, il regardait les gens qui descendaient des véhicules à moteur et des charrettes, le petit marchand de journaux qui courait vers lui pour lui proposer la dernière édition.

« La malédiction de la momie à Mayfair ! criait le jeune garçon. La momie quitte sa tombe ! »

Avant qu’elle pût faire un geste, Ramsès avait arraché le journal à l’enfant. Julie lui donna une pièce.

Le scandale faisait la une. Il y avait même un dessin à l’encre représentant Henry en train de dévaler les escaliers.

« Ton cousin, dit Ramsès d’un air sombre. La malédiction de la momie a encore frappé, lut-il lentement.

— Personne n’y croit ! C’est une plaisanterie. »

Il poursuivit sa lecture : « Les responsables du British Museum assurent que la collection Ramsès est intacte et sera bientôt rendue au musée. » Il s’arrêta. « Museum, dit-il, musée. Explique le mot musée. Qu’est-ce que c’est, un tombeau ? »

 

La pauvre fille était terrorisée, c’était évident. Samir savait qu’il devait partir, mais il voulait voir Julie. C’est pourquoi il attendait au salon, assis au bord du sofa, et refusant pour la troisième fois le café, le thé ou le vin que lui proposait Rita.

De temps à autre, il parcourait la maison du regard et entrevoyait le cercueil étincelant. Si seulement Rita pouvait s’en aller, mais il était clair qu’elle ne le laisserait pas seul.

 

Le musée était fermé depuis plusieurs heures, mais elle voulait qu’il le vît. Elle laissa partir le fiacre et l’accompagna jusqu’aux grilles. Il regarda le portail et les hautes fenêtres. La rue était sombre, déserte, et un fin crachin s’était mis à tomber.

« Il y a de nombreuses momies à l’intérieur, lui dit-elle. La tienne se serait normalement retrouvée ici. Père travaillait pour le British Museum, mais à ses propres frais.

— Les momies des rois et des reines d’Égypte ?

— Il en reste beaucoup en Égypte. Une momie de Ramsès II y est exposée depuis plusieurs années dans une vitrine de verre. »

Il eut un rire plein d’amertume. « Tu l’as vue ? » Il se tourna vers le musée. « Pauvre fou, il n’a jamais su qu’il serait enterré dans le tombeau de Ramsès.

— Qui était-ce ? » Son cœur battait plus vite, tant de questions se pressaient sur ses lèvres.

« Je ne l’ai jamais su, dit-il doucement tout en observant le monument. J’ai envoyé mes soldats trouver un mourant, quelqu’un ignoré de tous. Ils l’ont ramené au palais, la nuit. Et ainsi j’ai pu… comment dis-tu ? organiser ma propre mort. Mon fils, Mineptah, a été satisfait, lui qui voulait être roi. » Il réfléchit un instant. Sa voix se fit plus grave. « Et tu me dis que ce corps est dans un musée avec celui de rois et de reines ?

— Oui, au musée du Caire, dit-elle. Près de Saqqarah et des pyramides, il y a une grande ville là-bas. »

Elle voyait bien à quel point une telle révélation l’affectait. Très doucement, elle reprit ses explications, sans savoir s’il l’entendait.

« Il y a longtemps de cela, la Vallée des Rois a été pillée. Les voleurs s’en sont pris à presque toutes les tombes. Le corps de Ramsès le Grand a été découvert en compagnie de dizaines d’autres dans une fosse commune creusée par les prêtres. »

Il la regarda droit dans les yeux, l’air pensif.

« Dis-moi, Julie. La reine Cléopâtre VI, qui régnait à l’époque de Jules César, son corps repose au musée du Caire ou ici ? »

Il montra le bâtiment sombre. Son visage était plus coloré qu’à l’ordinaire.

« Non, Ramsès. Personne ne sait ce qu’il est advenu des restes de Cléopâtre.

— Mais tu connais cette reine, celle dont le buste de marbre était dans mon tombeau !

— Oui, Ramsès, même les enfants des écoles connaissent le nom de Cléopâtre. Tout le monde le connaît. Mais sa tombe a été détruite dans les temps anciens. C’était la loi de l’époque, Ramsès.

— Je comprends mieux que je ne parle, Julie. Continue.

— Nul ne sait où se trouvait son tombeau et nul ne sait ce que son corps est devenu. L’époque des momies était révolue.

— Ce n’est pas cela, dit-il. Elle a été ensevelie correctement, selon le rite égyptien, mais sans magie et sans être embaumée, puis emmenée vers son tombeau, au bord de la mer. »

Il s’arrêta de parler et porta les mains à ses tempes. Puis il appuya le front aux grilles. La pluie tombait un peu plus fort. Julie avait un peu froid.

« Ce mausolée, dit-il en croisant les bras comme pour donner plus de sérieux à ses paroles, c’était une structure très vaste, recouverte de marbre.

— C’est ce que nous disent les auteurs anciens, mais il a disparu. Alexandrie n’en conserve plus la trace. Personne ne sait où il se dressait. »

Il la regarda sans rien dire avant de s’éloigner un peu de Julie. Il s’arrêta sous un réverbère et contempla la lumière jaune. Elle le rejoignit. Il la prit par la main et l’attira contre lui.

« Tu sens ma douleur, dit-il calmement. Pourtant tu sais si peu de chose de moi. Qui suis-je pour toi ? »

Elle réfléchit. « Un homme, dit-elle. Un homme beau et fort. Un homme qui souffre comme nous tous. Et je sais des choses… parce que tu les as écrites toi-même et que tu nous as laissé ces manuscrits. »

Impossible de dire si cela le satisfaisait.

« Ton père a lu ces choses, dit-il.

— Oui, il en fait une traduction.

— Je l’ai vu.

— Est-ce vrai, tout ce que tu as écrit ?

— Pourquoi mentirais-je ? »

Il voulut soudain l’embrasser et elle se recula.

« Tu choisis un curieux moment pour me faire des avances, dit-elle hors d’haleine. Nous parlions de… de tragédie, non ?

— De solitude, peut-être, et de folie. Et de ces choses auxquelles le chagrin nous pousse. »

Son visage était apaisé, il avait retrouvé un semblant de sourire.

« Tes temples sont en Égypte, dit-elle, ils sont toujours debout. Le Ramesseum à Louxor. Abou Simbel. Oh, ce ne sont pas les noms qui t’étaient familiers ! Tes statues colossales ! Des statues que le monde entier a admirées. Les poètes anglais les ont chantées. De grands généraux ont fait le voyage pour aller les voir. Je les ai approchées, j’ai posé la main sur elles. Je suis entrée dans les salles des palais. »

Il souriait toujours. « Et maintenant je marche dans ces rues modernes avec toi.

— Et cela t’emplit de joie.

— Oui, c’est très vrai, mes temples étaient anciens avant même que je ferme les yeux. Mais le mausolée de Cléopâtre venait d’être édifié. » Il lui lâcha la main. « Ah, tout cela, c’est comme hier pour moi, vois-tu ? Mais c’est aussi un rêve lointain. J’ai senti s’écouler les siècles pendant mon sommeil. Mon esprit a mûri pendant ce temps. »

Elle repensa aux textes traduits par son père.

« Quels furent tes rêves, Ramsès ?

— Je n’ai rien rêvé, ma douce chérie, rien qui puisse égaler les merveilles de ce siècle ! » Il fit une pause. « Quand nous sommes las, nous parlons avec tendresse des rêves comme s’ils incarnaient nos désirs véritables – ce que nous aurions, lorsque ce que nous avons nous déçoit si amèrement. Mais pour ce vagabond, le monde concret a toujours été le véritable objet du désir. Et la lassitude n’est apparue que lorsque le monde prenait l’apparence du rêve. »

Elle ne chercha pas à comprendre toute la signification de ses paroles. Sa courte existence avait été marquée par la douleur et la faisait chérir ce qu’elle possédait. La mort de sa mère, plusieurs années auparavant, l’avait davantage rapprochée de son père. Elle avait essayé d’aimer Alex Savarell parce que c’était ce qu’il voulait ; et son père n’y avait rien trouvé à redire. Mais ce qu’elle aimait vraiment, c’étaient les idées, et les choses, tout comme son père. Était-ce cela que Ramsès avait voulu lui dire ? Elle n’en était pas certaine.

« Tu ne veux pas revenir en Égypte, tu n’as pas non plus besoin de voir seul le vieux monde ?

— Je suis déchiré », murmura-t-il.

Une bourrasque balaya le trottoir humide ; des feuilles mortes voletèrent avant de se plaquer aux grilles. Les fils électriques sifflèrent au-dessus de leurs têtes et Ramsès leva les yeux.

« Bien plus vivant qu’un rêve, dit-il en regardant à nouveau le réverbère allumé. Je veux cette époque, ma douce chérie. Tu me pardonneras de t’appeler ainsi ? Ma douce chérie… Il doit t’appeler comme cela, ton ami Alex.

— Tu peux me donner ce nom », dit-elle.

Car je t’aime plus que je ne l’ai jamais aimé !

Il lui adressa un sourire chaleureux. Il la prit dans ses bras et la souleva.

« Légère petite reine, dit-il.

— Repose-moi, grand roi.

— Et pourquoi le ferais-je ?

— Parce que je te l’ordonne. »

Il obtempéra, la déposant délicatement à terre avant de s’incliner.

« Et maintenant où allons-nous ? Nous rentrons au palais des Stratford, dans la région de Mayfair, dans la cité de Londres, en Angleterre, au pays de Britannia ?

— Oui, parce que je suis littéralement épuisée.

— Oui, et je dois étudier dans la bibliothèque de ton père, si tu le permets. Je dois lire des livres afin de mettre en ordre, comme tu dis, les choses que tu m’as montrées. »

 

Pas un bruit dans la maison. Où était donc passée la domestique ? Le café que Samir s’était résolu à accepter était froid. Il ne pouvait boire ce breuvage insipide dont il n’avait jamais eu envie.

Depuis plus d’une heure, il fixait du regard le cercueil quand, soudain, il se leva. Le parquet craqua sous son poids. Les phares d’une automobile éclairèrent brièvement la pièce, donnant momentanément vie au masque d’or de la momie. Il s’approcha du cercueil. Soulève le couvercle. Soulève-le et tu sauras. Soulève-le. Imagine. Se pourrait-il qu’il fût vide ?

Il tendit ses mains tremblantes vers le bois doré.

« Je ne ferais pas cela, monsieur ! »

Ah, la domestique. Elle était là, les mains jointes, effrayée visiblement, mais par quoi ?

« Mademoiselle Julie serait fort mécontente. »

Il ne trouva rien à dire. Il lui adressa un petit signe de tête et regagna le sofa.

« Vous devriez peut-être revenir demain, dit-elle.

— Non, je dois la voir ce soir.

— Mais, monsieur, il est très tard. »

Le pas d’un cheval dans la rue, le crissement de freins. Il entendit un rire bref et sut que c’était Julie.

Rita s’empressa d’ôter la chaîne de la porte. Samir les regarda bouche bée, qui entraient dans la maison : Julie, radieuse, les cheveux étincelants de gouttes de pluie, et cet homme grand et splendide, aux yeux bleus flamboyants, qui l’accompagnait.

Julie lui parla. Elle prononça son nom, mais il ne l’entendit pas.

Il ne pouvait détacher les yeux de cet homme. Sa peau était pâle, très lisse, et ses traits délicats. Mais l’esprit qui l’habitait en constituait la caractéristique majeure. Cet homme respirait la force et la vigueur au point que c’en était impressionnant.

« Je désirais seulement… prendre de vos nouvelles, dit-il à Julie sans vraiment la regarder. Voir si vous alliez bien. Je m’en faisais pour vous…»

Il parlait d’une voix traînante.

« Ah, je sais qui vous êtes ! dit soudain l’homme avec un accent anglais parfait. Vous êtes l’ami de Lawrence, n’est-ce pas ? Votre nom est Samir.

— Nous nous sommes déjà rencontrés ? dit Samir. Je ne m’en souviens pas.

Ses yeux scrutèrent la créature qui s’avançait vers lui et, soudain, ils se fixèrent sur cette main tendue, sur cette bague ornée du cartouche de Ramsès le Grand. Cette bague, il l’avait vue sous les bandelettes de la momie, il n’y avait pas d’erreur possible !

Ce que disait Julie n’avait aucune importance, ses paroles aimables n’étaient que des mensonges. Quant au personnage mystérieux, il le regardait fixement, car il savait que lui, Samir, avait reconnu la bague.

« J’espère que Henry ne vous a pas débité ses sornettes…»

Samir ferma les yeux et, quand il les rouvrit, ce fut pour découvrir le regard bleu si intense du roi.

« Votre père n’aurait pas voulu que vous restiez sans protection. Il aurait souhaité que je vous rende visite…

— Ah, Samir, ami de Lawrence, dit le personnage mystérieux, il n’y a plus de danger pour Julie Stratford. » Passant sans transition à l’égyptien ancien avec cet accent que Samir n’avait jamais entendu : « Cette femme est aimée de moi et sera protégée de tout mal. » Puis revenant à l’anglais : « Vous connaissez certainement la langue des pharaons, mon ami. Vous êtes égyptien, n’est-ce pas ? Toute votre vie, vous l’avez étudiée. Vous la lisez aussi bien que le latin ou le grec. »

Cette voix si élégamment modulée, si civilisée, si courtoise, qui s’efforçait de dissiper toute crainte. Qu’aurait pu exiger de plus Samir ?

« C’est exact, monsieur, dit Samir. Mais je ne l’ai jamais entendu prononcer, et son accent m’a toujours été mystérieux. » Il s’obligea à regarder franchement l’inconnu. « Vous êtes égyptologue, m’a-t-on dit. Croyez-vous que c’est la malédiction du tombeau qui a tué mon cher ami Lawrence ? Ou la mort l’a-t-elle pris naturellement, ainsi que nous le supposons ? »

L’homme parut peser la question. À quelques pas de lui, dans l’ombre, Julie pâlit et baissa les yeux.

« Les malédictions sont des mots, mon ami, dit l’homme. Des avertissements pour éloigner l’ignorant et le curieux. Il faut du poison ou quelque arme aussi brutale pour prendre une vie humaine.

— Du poison ! s’exclama Samir.

— Samir, il est très tard, dit Julie d’une voix tendue. Ne parlons pas de cela à présent, c’est par trop douloureux. Nous n’aborderons ce sujet que lorsque nous voudrons vraiment aboutir à des conclusions. » Elle s’avança et lui prit les mains. « Revenez un autre soir, nous parlerons ensemble de tout cela.

— Oui. Julie Stratford est très fatiguée. Julie Stratford a été un bon professeur. Et je vous souhaite bonne nuit, mon ami. Car vous l’êtes, n’est-ce pas ? Il y a sans aucun doute de nombreuses choses que nous devrions nous confier. Pour l’heure, je me charge de protéger Julie Stratford de toute chose ou de tout homme qui chercherait à lui nuire. »

Samir se dirigea lentement vers la porte.

« Si vous avez besoin de moi, dit-il en se retournant, n’hésitez pas à faire appel à moi. » Il fouilla dans son manteau et en tira une carte, qu’il regarda comme s’il ne la connaissait pas, avant de la tendre. Il vit la bague jouer avec la lumière quand l’homme s’en empara.

« Je reste très tard chaque soir dans mon bureau du British Museum. Je me promène dans les couloirs quand tout le monde est parti. Empruntez la porte de service, vous me trouverez facilement. »

Pourquoi disait-il cela ? Qu’espérait-il provoquer ? Il aurait aimé que ce personnage mystérieux reparlât devant lui dans cette langue ancienne. Il ne comprenait pas le mélange de joie et de peine qu’il éprouvait en cet instant, l’étrange assombrissement du monde et la lumière si vive qui l’avait accompagné.

Il se hâta de descendre les marches de granit sans jeter un coup d’œil aux gardes en uniforme. Il s’éloigna à toute allure dans les rues froides et humides, ignorant les fiacres qui ralentissaient à son approche. Il ne désirait qu’une chose, être seul ! Il ne cessait de revoir cette bague, d’entendre ces mots égyptiens prononcés pour la première fois avec leur accent véritable. Il en aurait pleuré.

« Lawrence, conseille-moi », murmurait-il.

 

Julie referma la porte et mit la chaîne.

Elle se tourna vers Ramsès. Elle pouvait entendre Rita marcher à l’étage. Ils étalent seuls.

« Tu ne penses tout de même pas lui confier ton secret ! dit-elle.

— Le mal est fait, répondit-il avec beaucoup de calme. Il connaît la vérité. Ton cousin Henry racontera tout, et les autres en viendront à le croire.

— Non, c’est impossible. Tu as vu toi-même ce qui s’est passé avec la police. Samir sait parce qu’il a vu ta bague, il l’a reconnue. Il n’en ira pas ainsi avec les autres. Cependant…

— Cependant ?

— Tu voulais qu’il sache. C’est pour cela que tu l’as appelé par son nom. Tu lui as dit qui tu étais.

— Vraiment ?

— Oui, je le crois. »

Il réfléchit. Il ne trouvait pas cette idée très agréable.

« Deux hommes peuvent en persuader un troisième, dit-il sentencieusement.

— Ils ne peuvent rien prouver. Tu es bien réel, oui, et la bague est, elle aussi, bien réelle, mais elle est la seule chose qui établisse un lien entre toi et le passé ! Tu ne comprendras pas cette époque si tu penses que les hommes n’ont besoin que de cela pour croire qu’un être est sorti de sa tombe. C’est l’ère de la science, pas de la religion. »

Il rassemblait ses pensées. Il pencha la tête, croisa les bras et marcha de long en large.

« Oh, ma douce chérie, si seulement tu pouvais comprendre », dit-il. Il n’y avait pas d’insistance dans sa voix. « Pendant mille ans, j’ai caché ce secret, même à ceux que j’ai aimés et servis. Ils n’ont jamais su d’où je venais, quel âge j’avais ou ce que j’avais connu. Et voici que je m’éveille à ton époque et que je révèle cette vérité à plus de mortels en une seule lune que depuis le temps où Ramsès régnait sur l’Égypte.

— Je comprends », dit-elle. Mais elle pensait tout autrement. Tu as déjà écrit toute cette histoire. Tu as laissé ces rouleaux de papyrus. Tout cela parce que tu ne pouvais plus porter seul ton secret. « Tu ne comprends pas ce siècle, dit-elle. Les miracles ne sont compris de personne, même de ceux par qui ils adviennent.

— Quelle étrange pensée !

— Même si je devais le crier sur les toits, personne ne me croirait. Ton élixir est en sécurité, que tes poisons soient là ou pas. »

On eût dit qu’un trait de douleur l’avait transpercé. Elle s’en aperçut. Elle regretta ses paroles. Quelle folie de penser que cette créature est toute-puissante, que son sourire ne dissimule pas une vulnérabilité aussi grande que sa force. Elle était désespérée. Elle attendit. Et le sourire de Ramsès vint, une fois de plus, la tirer de ce mauvais pas.

« Nous ne pouvons qu’attendre, Julie Stratford. »

Elle soupira. Il se débarrassa de son manteau et se retira dans le salon égyptien. Il regarda le cercueil, son cercueil, puis la rangée de pots. Il tendit la main et alluma la lumière électrique, ainsi qu’il l’avait vue faire, et examina les rangées de livres derrière le bureau de Lawrence.

« Tu as certainement besoin de dormir, dit-elle. Je vais te conduire dans la chambre de père.

— Non, ma douce chérie, je ne dors pas, sauf quand je désire prendre congé de la vie.

— Tu veux dire… d’une journée à l’autre, tu n’as pas besoin de sommeil ?

— C’est exact, dit-il en lui adressant son plus beau sourire. Et j’aimerais te confier un autre secret. Je n’ai besoin ni de nourriture ni de boisson, j’en ai tout simplement envie ! Mais ce dont j’ai besoin, à présent, c’est de lire les livres de ton père, si tu me le permets.

— Tu n’as pas besoin de me le demander. Prends tout ce que tu veux. Tu peux t’installer dans sa chambre, mettre sa tenue d’intérieur. Je veux que tu te sentes parfaitement à l’aise. »

Ils se regardèrent. Quelques mètres les séparaient, et elle s’en trouvait fort bien ainsi.

« Je vais te laisser », dit-elle. Mais il la prit par la main et la lui baisa avant de l’enlacer et de la serrer contre lui pour l’embrasser fougueusement. Et, brusquement, il la relâcha.

« Julie est reine dans son propre domaine, dit-il comme s’il s’excusait.

— Ce que tu as dit à Samir, ne l’oublie surtout pas : « Je me charge de protéger Julie Stratford de toute chose ou de tout homme qui chercherait à lui nuire. »

— Je n’ai pas menti. Et j’aimerais m’allonger à ton côté afin de mieux te protéger. »

Elle rit doucement. Mieux valait s’en aller maintenant alors que cela lui était encore moralement et physiquement possible. « Oh, il y a autre chose…» Elle s’approcha du meuble qui renfermait le gramophone. Elle le remonta et chercha un disque dans la pile. Aïda de Verdi. « Ah, voilà », dit-elle. Il n’y avait pas sur la pochette d’illustration qui eût pu raviver ses souvenirs. Elle posa le lourd disque noir sur le plateau de velours et mit le bras en place. Elle se retourna pour voir sa réaction lorsque retentirait la marche triomphale.

« Oh, mais c’est de la magie ! Cette machine fait de la musique ! »

Bras croisés, tête penchée, il se balançait au rythme de la musique. Il chantait à voix basse, tout doucement.

La simple vue de la chemise blanche tendue sur ses épaules et ses bras puissants suffisait pour parcourir Julie de délicieux frissons.

 

La Momie
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